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Au delà de l'extrémité de la route
Chapitre 3 - Marquez votre calendrier
Au réveil le matin suivant, Tom et moi étions enfouis sous la couette, collés l'un à l'autre. Pendant une fraction de seconde, il me semblait que cette journée qui commençait était un samedi matin normal. Cela ne dura pas. Une onde de choc me parcourut tout le corps puis je ressentis un violent coup de poing dans mon estomac. On resta ainsi agrippés l'un à l'autre un instant puis je me suis levée et je me suis dirigée dans la cuisine en titubant pour faire du café. Je regardais celui-ci s'écouler jusqu'à ce qu'il y en ait assez pour remplir nos deux tasses et je les emmenai dans la chambre. Tom s'exclama : « Hé, tu n'es pas de service aujourd'hui ! » Il faisait référence à un système que l'on avait imaginé et qui consistait à préparer le café tous les matins à tour de rôle. Ainsi nous avions pour tâche de couper l'alarme, faire le café, apporter deux tasses dans la chambre et réveiller l'autre. Techniquement, ce samedi matin était son jour de service à lui, puisque j'avais fait le café la veille. Je demandai à Tom ce qu'il voulait pour le petit déjeuner et il me répondit des pancakes banane-chocolat. Je n'avais jamais fait de pancakes, encore moins des pancakes banane-chocolat. Je sortis un des nombreux livres de cuisine de Tom et étudiai la recette pour la pâte à pancakes, puis improvisai en ce qui concerne la partie banane-chocolat. L'odeur familière et réconfortante de la cuisine contrastait avec cet engourdissement et cette peur que je ressentais, et j'étais totalement désorientée. C'était Tom qui s'occupait de notre chien, Owley, lui qui entretenait la maison et le jardin, lui encore qui faisait le plus souvent la cuisine. Il prenait soin de moi. Jusqu'à cet instant je n'avais jamais réalisé cela. On a passé la majeure partie de la journée au téléphone. Lorsque j'avais ma famille ou mes amis au bout du fil, j'étais directe et d'un calme peu naturel, on aurait dit que je faisais une annonce radio donnant les instructions à suivre en situation d'urgence. Je disais : « Il se trouve que Tom a une tumeur au cerveau. Il se fait opérer mardi ». Quand Tom avait un membre de sa famille ou un ami au bout du fil, il faisait un bref résumé de la situation la gorge serrée, commençant par ce qui lui était arrivé en se cherchant à manger ce fameux jour où il ne pouvait plus lever le bras. Tom avait appelé sa famille, sa sur Ann, son frère John, ses parents, et ses meilleurs amis, Rich, Wayne et Sam. Tom avait des liens d'amitié très fort avec eux. Il n'était pas rare que je l'entende leur dire « je t'aime », ce qui d'ailleurs m'avait fait reconsidérer quelque peu certaines de mes opinions préconçues sur les hommes.
La plupart des coups de fil de Tom étaient sérieux, mais pas celui avec Wayne, qui pouvait passer du sérieux à la pitrerie en un clin d'il. Tous les deux étaient un jour partis faire du camping à la montagne. J'ai d'ailleurs rencontré Tom à son retour de ses vacances avec Wayne. Il parlait tellement souvent de lui que je croyais qu'il y avait quelque chose entre eux. C'est pourquoi Tom m'a prise par surprise lorsqu'il m'a invitée au restaurant pour la première fois. Je n'avais même pas compris qu'il s'agissait d'un rendez-vous. J'avais cru qu'il m'avait invitée à une petite fête à laquelle j'allais rencontrer le fameux Wayne qu'il aimait tant. Quand Tom lui annonça qu'il allait se faire opérer au cerveau le mardi qui venait, Wayne ne dit rien pendant un long moment puis répliqua : « J'imagine que tu vas inscrire cette date dans ton calendrier !». Tom éclata de rire et écrivit alors à la date du 28 février, « OC » pour « opération au cerveau ». Tom ne voulait pas que son opération soit « un événement ». On décida que seules ma sur Meg et sa sur Ann seraient avec moi le jour de celle-ci. Ann vivait à quelques kilomètres de chez nous avec son mari Éric et leurs fils Ben, 14 ans, et Chris, 12 ans. Ann est une personne très calme de nature, et elle aime Tom d'un amour presque maternel. J'ai pensé que ce serait bien de l'avoir près de moi.
On téléphona à quelques amis du milieu médical pour se renseigner sur Mancini. Ils nous rassurèrent en nous disant qu'il était réputé pour être le meilleur sur Washington. Je téléphonai à Joanne. Tom et elle avaient travaillé ensemble pendant plus de dix ans et elle avait été une amie très proche pour Tom comme pour moi depuis le début de ma relation avec lui. Après la mort de son mari Jérôme, tout le monde s'était étonné de sa force et de la façon avec laquelle elle avait repris goût à la vie. Elle avait un fils de 12 ans et avait tout de même continué à travailler et maintenant elle avait un autre homme dans sa vie. Après lui avoir raconté l'épisode chez Mancini, elle me demanda où se trouvait la lésion de Tom. Je lui répondis que le docteur nous avait dit qu'elle se trouvait dans le lobe pariétal gauche. « C'est exactement là que se trouvait celle de Jérôme» dit-elle d'une voix monotone, « le lobe pariétal gauche… ». Elle parlait de son défunt mari. Elle me demanda comment j'allais et je lui répondis que j'étais terrifiée. Elle essaya de me rassurer et me dit : « Jérôme avait un glioblastome, mais il y a de nombreux types de tumeur au cerveau. Les glioblastomes sont les pires, mais ils sont rares, très rares. Tom n'a sans doute pas un glioblastome mais autre chose de moins grave. Beaucoup de tumeurs au cerveau peuvent être extraites auquel cas tout va bien. Et tu ne sais d'ailleurs pas encore s'il s'agit d'une tumeur au cerveau ou non. Il se pourrait que ce soit tout à fait autre chose ». Je lui demandai : «Cela ne te dérange pas que je te raconte tout cela j'espère ? N'est-ce pas trop difficile après ce que tu as traversé ? Je comprendrais si ça t'était pénible et si tu ne souhaitais pas que l'on t'embarque là dedans ». « Non, non. Non, si je peux faire quoique ce soit…quoique ce soit, je le ferais. N'importe quoi ! ». J'hésitai puis m'écriai : « Joanne, j'ai cette image constamment dans ma tête de toi jetant une pelletée de terre sur le cercueil de Jérôme. Quand je pense qu'il pourrait m'arriver la même chose. Tout ce que je peux dire c'est que je préfèrerais encore mourir d'un coup de hache ».
Tom voulait téléphoner à son ami Craig, mais personne ne savait où le joindre. Craig venait de déménager en Floride avec sa petite amie. C'était un guitariste que Tom avait rencontré après avoir passé l'annonce « Bassiste cherche musiciens» dans le journal. Tous les deux passaient dès lors des heures à travailler leur musique. La guitare de Craig mélodieuse accompagnait les notes plus graves qui sortaient de la basse de Tom et qui donnaient le rythme aux chansons. Leur musique était complexe, exaltante et transcendante. Cet aspect transcendant était primordial pour Tom, c'était ce qu'il recherchait dans la musique. Au début de notre relation, je lui avait demandé s'il avait déjà été amoureux. Il m'avait répondu que ça lui était arrivé de tomber amoureux une ou deux fois lors de concerts de Grateful Dead. A part cela, pas vraiment. Tom était triste quand Craig a déménagé, et je me disais que c'était son départ qui lui avait fait délaisser sa basse les deux derniers mois. Cela fait huit ans que je connais Tom et il ne s'est pas passé un jour sans qu'il ne joue de la basse. Quand il s'est arrêté de jouer, j'aurais dû me douter que quelque chose n'allait pas.